Pyramide des besoins extraite et adaptée de Transcend de Kaufman |
Vous avez sûrement entendu parler de la fameuse pyramide des besoins. C’est une représentation de la hiérarchie des besoins, théorie formulée lors de la Seconde Guerre Mondiale par le psychologue américain Abraham Maslow (1908-1970), désireux de « sauver le monde … et éviter les atrocités des guerres, de la haine et des préjugés » (traduction). Cette théorie redevient particulièrement pertinente dans le contexte actuel de crise sanitaire. Pour beaucoup d’entre nous, le confinement a causé des manques dans tous les aspects de la vie, au niveau physiologique et surtout psychologique. La ruée vers les supermarchés au début de l’épidémie met en lumière la peur généralisée qu’engendre la possibilité d’un manque physiologique. En effet, selon Maslow, « une caractéristique particulière de l’organisme humain lorsqu’il est dominé par un certain besoin est que toute la vision du futur a aussi tendance à changer » (traduction). Il prend l’exemple de l’homme privé de nourriture :
"For our chronically and extremely hungry man, […] [life] itself tends to be defined in terms of eating. Anything else will be defined as unimportant. Freedom, love, community feeling, respect, philosophy, may all be waved aside as fripperies that are useless, since they fail to fill the stomach. Such a man may fairly be said to live by bread alone.”[1]
Cet exemple peut se transposer au cas de l’homme ayant peur pour sa sécurité pour comprendre le comportement choquant des voleurs de masques ou d’habitants d’immeubles occupés par un professionnel de santé. Enfin, au nom de la préservation physiologique et de la sécurité, les besoins supérieurs dans la hiérarchie de Maslow ont été négligés lors du confinement, entraînant pour certains un mal-être.
Cependant, la théorie de Maslow est bien plus subtile que ne le laisse penser cette représentation pyramidale, qui ne rend de plus pas compte de ses dernières théories, portant sur la transcendance. Ainsi, cinquante après la mort de Maslow, le psychologue américain Scott Barry Kaufman publie Transcend : The New Science of Self-Actualization dans lequel il présente une nouvelle hiérarchie des besoins s’appuyant à la fois sur les derniers écrits non publiés de Maslow et sur les dernières avancées scientifiques en psychologie et neurosciences.
Une nouvelle hiérarchie des besoins
Illustration d'Andy Ogden, extraite de Transcend de Kaufman |
Les besoins liés à des déficiences
Le besoin de sécurité
“Through interactions with various attachment figures over the course of our lives, we develop models of the availability and sensitivity of others to our needs, as well as views of our own goodness and worthiness of love and support. These internal working models influence the expectations and beliefs we often implicitly hold of relationships more generally.”
Cette vision diffère déjà dès la petite enfance. En effet, une
expérience menée par la psychologue Ainsworth auprès de nourissons a mis en
évidence plusieurs styles d’attachement. Dans cette expérience, le parent
accompagnant le nourisson sort du laboratoire, le laissant seul avec un
étranger, ce qui est pour lui source de détresse, avant de revenir après un
certain temps. Au retour du parent, la plupart des nourissons se rapprochent de
lui, à la recherche d’un contact réconfortant. C’est l’attachement
« sûr ». Une deuxième partie des nourissons, dont l’attachement est dit
« anxieux-résistant », se
rapprochent du parent mais rechignent à être touchés, montrant leur
mécontentement face à cet abandon. Dans le troisième cas, nommé
« évitant », le nourisson ignore le parent alors même que sa détresse
était évidente lors du départ du parent. Des études ultérieures ont montré que chez les
adultes, l’attachement peut être décrit à partir de deux dimensions
indépendantes : l’anxiété et l’évitement. L’anxiété mesure la peur d’être
rejeté ou abandonné tandis que l’évitement reflète la manière de gérer une
situation stressante, par la recherche de réconfort ou au contraire
l’évitement. Par exemple, un attachement « sûr » se caractérise par
un faible niveau d’anxiété et d’évitement.
Le besoin de connexion
“It is perfectly normal for perceived signs of rejection to trigger uncomfortable emotions, such as hurt feelings, jealousy, and sadness, as well as increased attention and focus on solving the problem.”
“Research shows that those who report the highest levels of loneliness are those who have the highest unmet need to belong.”
Le besoin d’intimité se rapporte au besoin de former des liens
forts, qui se distinguent par une confiance mutuelle permettant à chacun de se
confier à l’autre :
“Each person in the relationship feels seen and cared about and feels safe expressing a full range of experiences and thoughts.”
Le besoin d’estime de soi
“Those who score high in grandiose narcissism tend to be antagonistic toward others for reasons relating to their desire to increase their social status and dominance (instrumental social value). Their entitlement is linked to their belief that they are special and superior and therefore deserving of greater resources and treatment. In contrast, those scoring higher in vulnerable narcissism feel hostility and distrust in reaction to their negative ideas about themselves and others, and their response is often rooted in traumatic childhood experiences. Their particular flavor of entitlement seems to be more linked to a belief that they deserve special attention because of their fragility, not their superior characteristics.”
Dans le cas du narcissisme vulnérable, le manque d’estime de
soi est projeté sur autrui, créant une vision déformée de la réalité, comme le
suggère Brené Brown que cite Kaufman :
“Stop walking through the world looking for confirmation that you don’t belong. You will always find it because you’ve made that your mission. Stop scouring people’s faces for evidence that you’re not enough. You will always find it because you’ve made that your goal.”[2]
Cette vulnérabilité peut donc être surmontée en se
confrontant directement à la réalité :
“Once you actually test your fears of all the things that could happen, you find the reality often isn’t nearly as bad as you thought it would be.”
Dans le cas du narcissisme grandiose, l’obssession du statut
social l’emporte sur les relations sociales :
“[Those] scoring high in grandiose narcissism have a strong drive for instrumental social value, as well as the social status and public acclaim that tend to come along with it […] care very little about their relational social value or if others think of them as a likable person.”
Le narcissisme grandiose se caractérise par ailleurs par un
perfectionnisme ayant pour objet les autres et soi-même :
“One meta-analysis found that those scoring high in grandiose narcissism are more likely to impose harshly perfectionistic demands on others, showing perpetual dissatisfaction with their perceived flaws. Grandiose narcissism was also correlated with perfectionistic self-promotion and fantasies of achieving perfection.”
Si le perfectionnisme touche aussi le narcissisme
vulnérable, ses causes diffèrent :
“Whereas those scoring high in vulnerable narcissism are more concerned about receiving approval and validation from others while avoiding the consequences of not appearing perfect, those scoring high in grandiose narcissism need constant acclaim to maintain an image of superiority at all times.”
Cependant, ce type de narcissisme, bien qu'égocentré, peut
avoir une visée collective :
“Communal narcissism is a particular manifestation of grandiose narcissism in which one is overconfident that they will be the best at helping others and are sure that they alone will bring peace and justice to the whole world.”
Au vu de toutes ces
caractéristiques, on ne peut s’empêcher de penser au Pr. Didier Raoult.
Image du 20h30 Médias |
Les besoins de la réalisation de soi
“Even if all these [basic] needs are satisfied, we may still often (if not always) expect that a new discontent and restlessness will soon develop, unless the individual is doing what he, individually, is fitted for. A musician must make music, an artist must paint, a poet must write, if he is to be ultimately at peace with himself. What a man can be, he must be. He must be true to his own nature. This need we may call self-actualization. . . . It refers to man’s desire for self-fulfillment, namely, to the tendency for him to become actualized in what he is potentially. This tendency might be phrased as the desire to become more and more what one idiosyncratically is, to become everything that one is capable of becoming.”
Afin de préciser cette notion, Kaufman distingue trois
composantes dans la réalisation de soi : l’exploration, l’amour et le but.
L’exploration
“Just by being yourself and shedding your defenses and fears and anxieties, you move forward and grow.”
En retour, l’exploration apaise ces peurs :
“As Maslow noted, one way of coping with anxiety is to render our deepest fears « familiar, predictable, manageable, controllable, i.e., unfrightening, and harmless . . . to know them and to understand them. »”
Une forme d’exploration est l’exploration sociale, qui
diffère du besoin de connexion :
“Geneviève L. Lavigne and her colleagues found two clear orientations that relate to the need for belonging: a growth orientation, which is driven by curiosity, sincere interest in learning about others, and a desire to learn about oneself, and a deficit-reduction orientation, which is driven by an overly high need to feel accepted and to fill a deep void in one’s life.”
Kaufman a plus particulièrement étudié l’exploration
cognitive, qui se caractérise par le « le désir et la capacité à explorer
le monde cognitivement à travers la perception, la sensation, l’imagination et
le raisonnement » (traduction) et est liée à la créativité. Elle comporte
deux aspects : l’ouverture à l’expérience et l’intellect, que Kaufman
définit ainsi :
“Whereas openness to experience reflects a drive for exploration of aesthetic, affective, and sensory information through imagination, perception, and artistic endeavor, intellect reflects a drive toward exploration of abstract and verbal intellectual information, primarily through reasoning.”
Schéma extrait de Transcend de Kaufman |
S’il est évident que l’exploration cognitive enrichit
l’homme, elle permet également aux personnes ayant souffert d’un traumatisme de
se reconstruire et de le tourner à leur avantage :
“we tend to rely on a particular set of beliefs and assumptions about the benevolence and controllability of the world, and traumatic events typically shatter that worldview as we become shaken from our ordinary perceptions and are left to rebuild ourselves and our worlds.”
“It is precisely when the foundational structure of the self is shaken that we are in the best position to pursue new opportunities in our lives.”
En effet, explorer ses pensées et ses sentiments concernant un
événement traumatique peut permettre d’y trouver du sens.
L’amour
“A problem of not-being-loved is more often than not a problem of not loving.”
Selon Maslow, au sein d’un couple, les personnes accomplies n’ont
pas strictement besoin de l’autre puisque l’un et l’autre
s’entraîdent tout en gardant leur autonomie et leur individualité, à la
différence des personnes ayant un attachement anxieux, désireux de ne faire
plus qu’un avec l’autre et des personnes évitantes, qui ont besoin de garder
entièrement leur individualité :
“They can be extremely close together and yet go apart when necessary without collapsing. They do not cling to each other or have hooks or anchors of any kind. . . . Throughout the most intense and ecstatic love affairs, these people remain themselves and remain ultimately masters of themselves as well, living by their own standards even though enjoying each other intensely.”
Le but
“Self-actualizing people are, without one single exception, involved in a cause outside their own skin, in something outside of themselves. They are devoted, working at something, something which is very precious to them—some calling or vocation in the old sense. They are working at something which fate has called them to somehow and which they work at and which they love, so that the work-joy dichotomy in them disappears.”[3]De plus, leur but dans la vie étant de suivre leur vocation, elles ne recherchent pas directement le bonheur, qui est cependant un effet de leur vocation :
“Happiness is an epiphenomenon, a by-product, something not to be sought directly but an indirect reward for virtue. . . . The only happy people I know are the ones who are working well at something they consider important.”[4]
C’est ainsi que dans le film japonais Vivre (Ikiru) Kanji Watanabe, fonctionnaire atteint d’un cancer, trouve le bonheur juste avant de mourir en ayant achevé ce qui a donné un sens à ses derniers mois de vie, l’assainissement d’un terrain vague pollué et sa transformation en parc de jeux.
La transcendance
Les expériences-pics
“The very beginning, the intrinsic core, the essence, the universal nucleus of every known high religion . . . has been the private, lonely, personal illumination, revelation or ecstasy of some acutely sensitive prophet or seer. . . . But it has recently begun to appear that these ‘revelations’ or mystical illuminations can be subsumed under the head of the ‘peak-experiences’ or ‘ecstasies’ or ‘transcendent’ experiences which are now being eagerly investigated by many psychologists.”[5]
Afin d’étudier ce phénomène, Maslow interroge ses étudiants
sur cette expérience, qu’il décrit ainsi :
“the most wonderful experience or experiences in your life; happiest moments, ecstatic moments, moments of rapture, perhaps from being in love, or from listening to music or suddenly “being hit” by a book or a painting, or from some great creative moment”
Scène du sac plastique dansant dans American Beauty |
C’est certainement une telle expérience d’émerveillement que décrit Ricky dans le film American Beauty lorsqu’il montre à Jane sa vidéo d’un sac plastique tournoyant dans l’air et qu’il lui confie qu’il est parfois submergé par la beauté du monde :
“Sometimes there’s so much beauty in the world I feel like I can’t
take it, like my heart’s going to cave in.”
Les transcendeurs
S’il est vrai que ces expériences peuvent arriver à tout le
monde, elles sont plus fréquentes chez les personnes accomplies et sont de plus
recherchées par ceux que Maslow appelle les « transcendeurs ». En
effet, parmi les personnes accomplies, Maslow distingue les transcendeurs des
personnes simplement saines par leur continuelle recherche d’expériences et de
valeurs transcendantes (vérité, bonté, beauté, justice, …).
Dans American Beauty, Ricky possède au moins deux des
caractéristiques du transcendeur mis en évidence par Maslow dans The
farther reaches of human nature. Il semble particulièrement sensible à la
beauté et la voit même dans ce qui est généralement considéré comme laid (la
mort, un sac en plastique). De plus, il perçoit le sacré à travers un simple
sac en plastique, objet profane de la vie quotidienne :
“It was one of those days when it’s a minute away from snowing and there’s this electricity in the air, you can almost hear it, right? And this bag was like, dancing with me. Like a little kid begging me to play with it. For fifteen minutes. And that’s the day I knew there was this entire life behind things, and… this incredibly benevolent force, that wanted me to know there was no reason to be afraid. Ever.”
La mort
“(1) Death: the inherent tension between wanting to continue to exist and self-actualize and the inevitability of perishing,
(2) Freedom: the inherent conflict between the seeming randomness of the universe and the heavy burden of responsibility that comes with the freedom to choose one’s own destiny,
(3) Isolation: the inherent tension between, on the one hand, wanting to connect deeply and profoundly with other human beings and be part of a larger whole and, on the other hand, never fully being able to do so, always remaining existentially alone, and
(4) Meaninglessness: the tension between being thrown into an indifferent universe that often seems to have no inherent meaning and yet wanting to find some sort of purpose for our own individual existence in the incomprehensibly short time we live on the planet.”[6]
Dans The Denial of Death, l’anthropologue Ernest
Becker explique que l’angoisse de la mort provient d’un « paradoxe
existentiel » :
“This is the terror: to have emerged from nothing, to have a name, consciousness of self, deep inner feelings, an excruciating inner yearning for life, and self-expression—and with all this yet to die.”
Parce que l’idée de mourir est si angoissante, nous avons
tendance à l’écarter, à ne pas y penser. Cependant, des études montrent que se
confronter à l’idée de la mort permet de transformer de façon positive notre
vision du monde, comme le suggère la transformation de Kanji Watanabe dans Vivre :
“In studying a number of individuals who actually confronted death, including his own psychotherapy work with terminally ill cancer patients, Yalom noticed that the experience is often highly transformative, leading to a rearrangement of life’s priorities, a sense of liberation, an enhanced sense of living in the present, a vivid appreciation and acceptance of the elemental facts of life (changing seasons, falling leaves), deeper communication with loved ones, and fewer interpersonal fears.”
“Recent research shows that even in the psychological laboratory, when given the opportunity to reflect more deeply and personally about their mortality over a sustained period of time, people tend to show a shift toward growth-oriented values—self-acceptance, intimacy, and community feeling—and away from extrinsic, status-oriented values such as money, image, and popularity.”
L’expérience-plateau
“While peak experiences are ecstatic and momentary, Maslow argued that plateau experiences are more enduring and cognitive and involve seeing the extraordinary in the ordinary.”
“The death experience makes life much more precious and poignant and more vivid, and you’re required to appreciate it and you hang on to it. . . . With surf, you sense a contrast between your own temporary nature and the surf’s eternity—the fact that it will be there always, was there always, and that you are witnessing something that’s a million years old and will be there a million years from now. I pass, and my own reaction to that is one of sadness on the one hand, and of great appreciation on the other hand. It seems to me that the surf is more beautiful to me now than it used to be, and more touching. That would be perhaps an example of the simultaneous perception of the temporal and the eternal which, in that sense of witnessing, is apocryphal. In thinking of the surf, I realize I am mortal, and the surf is not. This makes a strong contrast.”[7]
[1] Maslow, Motivation and personality (1954)
[2] Brown, Braving the wilderness: The quest for true belonging and the courage to stand alone (2017)
[3] Maslow, The Farther
Reaches of Human Nature (1971)
[4] Maslow, Eupsychian management (1965)
[5] Maslow, Religions, values, and
peak experiences (1964)
[6] Yalom, Existential
psychotherapy (1980)
[7] Conférence Council Grove, avril 1790
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